Un développement sans développeurs ? Histoire de la pêche artisanale maritime et des politiques de développement de la pêche su Sénégal
UN DEVELOPPEMENT
SANS DEVELOPPEURS
?
HISTORIQUE
DE LA PECHE ARTISANALE
MARITIME
ET DES POLITIQUES
DE DEVELOPPEMENT
DE LA PECHE AU SENEGAL
J. P. CHAUVEAU
et A. SAMBA
VOL1
NQ2

ISRA
Institut Sénégalais de Recherches Agricoles
Rue Thiong x Valmy
BP. 3120
DAKAR, Sknkgal
73
2124251226628
Telex - 61117 SC
Document r&lisé par
la Direction des Recherches sur les Productions Halieutiques
Centre de Recherches Océanographiques
BP. 2241
Dakar, Sénégal
%i?
34.0534 / 34.0536
Jean Pierre CHAWEAU
Sociologue & I’ORSTOM,
en poste à SISRA
Alassane SAMBA
Docteur d’Etat en Biologie,
Chercheur B I’ISRA
Cette ktude s’inscritdamles
programme s ‘Pêcheartisanale’
& lktitut
SknkgalakdeRecherchesAgricoleset
‘Institutionsetdispositijk&aYveloppe-
ment’ aè l’Institut Français de Recherche Scientifique pour le Dkveloppement
en Coop&ation.
0 C ISRA. 1990
Conception et RCalisation UNIVAL-ISBA

R&FLaxloNs
Er PmsP~-voLI,Np2
UN DEVELOPPEMENT
SANS DEVELOPPEURS
1
DELAP&EEARTISANALE-
ET DES PownwES
DE DEVELOPPEMENT
DE LA PlkEE
AU SENEGAL

LA PÊCHE MARITIME ARTISANALE CONTEMPORAINE
AU SENEGAL
SES CARACTÈRES REMARQUABLES
L a pêche maritime artisanale sénégalaise revêt une importance tkonomi-
que et sociale tout à fait particulière dans ce pays, mais aussi a l’échelle
du continent africain. Elle fournit les deux tiers des 250 000 tonnes
debarquées annuellement au Sénégal (entre le tiers et la moitié de la valeur
commerciale totale) alors que ce pays est le troisième producteur africain après les territoires
encore colonisés de l’Afrique australe et le Maroc (21).
Par rapport à l’ensemble du continent, ce rcsultat est remarquable pour au moins trois
raisons. En premier lieu, le secteur dit artisanal repose toujours sur l’utilisation de moyens
de production perçus comme “traditionnels” par les agents classiques du développement (a
l’instar de la pêche artisanale ghanéenne, autre grand foyer africain de pêche maritime dont
la production est cependant plus faible). En second lieu, la part des debarquements artisanaux
est d’autant plus notable que les ressources halieutiques des eaux sénégalaises sont propices
à une exploitation industrielle et que la concentration démographique n’est pas des plus fortes
au Sénégal (18). En troisième lieu, et c’est la une constante de la pêche sénegalaise (2), la
pêche piroguière (poissons, crustacés et céphalopodes confondus) intervient de manière
significative dans l’approvisionnement des secteurs industriel et d’exportation (46 % au moins
en 1981 : (7).
La situation de la pêche maritime au Sénégal tranche, en outre, sur la regression de
l’Économie senégalaise dans son ensemble. Au plus fort de la crise arachidière, les exporta-
tions en valeur de produits de la pêche ont dépassé en 1980 et 1981 celles des produits
arachidiers ; elles demeurent depuis du même ordre de grandeur. On estime que la pêche
fait vivre directement ou indirectement quelque 10 % de la population (pour une trentaine
de milliers de pêcheurs) et qu’elle fournit plus de la ‘moitié des prodines d’origine animale
consommées. Les régions de l’intérieur demeurent cependant défavorisées en dépit de l’im-
portance du secteur de transformation artisanale qui traite (principalement par séchage) envi-
ron 20 % des débarquements artisanaux (11, 12, 17).

LA PÊCHE ARTISANALE
ET LE DISPOSITIF
DE DÉVELOPPEMENT
POUR UNE APPROCHE HISTORIQUE DE LEURS RELATIONS
0 n comprend que les autorités sennégalaises considèrent le secteur de la pêche
“comme une espèce de recours de l’économie” du pays et qu’il “occupe une
place privilégiée dans la politique de redressement économique” (17). De ce
point de vue, la pêche artisanale elle-même est considérée comme un élément
essentiel de ce redressement, conjugant le motif alimentaire (pour les populations locales)
et le motif financier (investissement dans un secteur “sain”). C’est la un thème relativement
nouveau dans l’histoire de l’intervention extérieure ou étatique sur le secteur, histoire dejà
longue puisqu’elle débute au début du siècle avec les premiers travaux d’expertise de GRWEL
(1906). Ce n’est en effet qu’a partir de 1980 (lorsque furent pris en considération les résultats
des recherches en biologie et en socio-konomie) que le dispositif d’intervention considéra
la pêche piroguière non pas comme un obstacle à la croissance du secteur mais comme un
élement important de cette croissance.
Cependant, la prise de conscience lente et difficile de cette réalite s’est toujours accom-
pagnée et s’accompagne encore dune approche tres particuliere de la pêche artisanale par
les agents et institutions du développement. A savoir que, si changements favorables il y
a, ils ne peuvent provenir que de l’action volontariste, moderniste et soutenue des “deve-
loppeurs” ; tandis que les freins à ce changement proviendraient presque toujours des obs-
tacles dresses devant le progres par les mentalités et les structures “traditionnelles”. C’est
d’ailleurs 18 un schéma géneral vérifiable dans toute analyse des faits menée en termes de
développement. Une telle analyse, en dépit de son apparente rationalite, préforme la manière
dont la réalité est analysée, dont les “problèmes” sont diagnostiqués, dont les projets d’in-
tervention sont conçus (4).
L’analyse sur la longue période des relations entre le secteur de la pêche artisanale et
“son” dispositif d’intervention présente un interêt a la fois théorique et pratique. Du point
de vue de la connaissance générale, d’abord, il est indispensable de dégager l’analyse des
faits des points de vue normatifs véhiculés par les différentes doctrines de développement.
Plus precisément encore, il s’agit de se défaire dupoint de vue selon lequel les transformations
socio-économiques d’un secteur dépendant unilatéralement du bon-vouloir et du savoir-faire
des intervenants extérieurs, ou, reciproquement, que l’initiative des “développes” se reduit
à de simples “réponses” aux actions du dispositif de developpement. Il apparaît au contraire
que le destin de toute opération de développement est dëtre, en dernière analyse, détourné,
contourné voire subverti par ceux-la mêmes à qui cette opération est proposée. Symétrique-
ment, les effets des opérations de développement ne peuvent être évalués à la seule mesure
de leurs objectifs explicites ; leurs principaux effets peuvent résider au contraire dans leurs
résultats inintentionnels. En definitive l’évaluation des conditions et des résultats des inter-
ventions n’a de sens que si on les rapporte a l’analyse des processus réels : la rationalité interne
de l’intervention extkrieure ne représente qu’une figure du possible soumise à la logique glo-
bale et en grande partie imprevisible des rapports sociaux.

6
Procéder autrement conduit, comme c’est fréquemment le cas, a transformer les données
en explications, à prendre les résultats des processus pour les causes de ces processus. Dans
le domaine qui nous intéresse ici, on a par exemple associé aux problèmes de la pêche artisanale
sénégalaise la “mentalité” des pêcheurs (individualistes, réfractaires aux changements) ou
bien la mauvaise conception des interventions (technocratiques et exogènes, davantage pré-
occupées de développer la pêche industrielle), ou encore les effets structurels’induits par
la croissance même du secteur (dépendance de la production vis-à-vis de la distribution,
spécialisation de groupes de pêcheurs migrants au détriment de l’ensemble des populations
concernées par la pêche..). Or il s’agit bien la de variables qui, avant d’être déterminantes,
demandent à être expliquées. Réciproquement, la seule action administrative ne suffit pas
à expliquer certaines rkussites spectaculaires comme la motorisation des pirogues ou la
diffusion des sennes tournantes coulissantes. Il importe aussi de comprendre les prtkondi-
tions internes au secteur qui les rendirent possibles.
La connaissance de tels processus présente en outre un intérêt d’un point de vue pratique
ou, ce qui revient au même, pour les praticiens. Bien plus qu’à des problèmes techniques,
ceux-ci se disent surtout confrontes aux problèmes de transfert et de diffusion de “l’innovation”.
Or il apparaît que la question ne peut être formulée ainsi : le dispositif de développement
n’est pas “au dessus” de la r6alitk qu’il se propose de reformer mais constitue un simple élé-
ment de cette réalité. L’efficacité de l’action pour le développement passe par la reconnais-
sance, par les praticiens que :
0 les agents locaux, pêcheurs ou paysans, ont déja une longue pratique historique
de leurs rapports àu dispositif de développement,
0 la plupart des innovations et des mutations s’expliquent moins par l’action de
développement proprement dite que par les relations entretenues par le secteur
de la pêche avec l’ensemble de l’économie sénégalaise. Nous retracerons les
grandes periodes repérables de cette histoire, en considérant les principales
orientations et interventions de développement comme des révélateurs de la
dynamique interne du secteur autant que comme des facteurs de transformation
de ce secteur.

LA PÊCHE PIROGUIÈRE JUSQU’AUX ANNÉES 1950
LE DÉVELOPPEMENT MÉCONNU
0 C’est dans les premieres anndes de ce siècle qu’à la suite d’A. Gruvei est Elabore
un projet de mise en valeur systématique des ressources halieutiques des colonies françaises
d’Afrique, notamment du Sénégal (14). Experts scientifiques et administrateurs coloniaux
jugent la pêche piroguière et les procédés locaux de tranformation primitifs, peu productifs,
peu évolutifs et, pour les derniers, malsains. La forte demande locale est notée, en particulier
pour le marché du poisson séché, mais la conclusion est que seule la “pkhe a forme
européenne” permettra de faire évoluer la production et de créer de nouveaux marches.
Ici commence le premier malentendu de taille sur la capacité d’auto-transformation de
la “pêche indigène”. En effet, une analyse historique précise de l’évolution de la pêche et
de la navigation depuis les témoignages portugais du XVe siècle permet de mesurer, d’une
part, la permanence de ces activités sur le littoral sénégalais et, d’autre part, leur évolution
jusqu’à la fin du XIXe siècle. Emprunts et innovations se sucddent en relation avec l’histoire
économique générale de la Stnégambie, enclanchant des phases de croissance mais aussi
quelquefois de régression (3). Ces transformations, sur lesquelles on ne peut insister ici, sont
d’ailleurs rkvélatrices dune histoire maritime africaine encore peu étudiée (15 ; 8 ; 5).
C’est pourtant cette histoire extrêmement évolutive (au point de vue des techniques, des
localisations humaines et culturelles) que prétend rendre compte le jugement abrupt et négatif
des premiers experts coloniaux. Le contraste est d’autant plus frappant que les tentatives de
développement de la pêche “a forme européenne” sur les côtes sénégalo-mauritaniennes
échouent malgré les incitations de toutes sortes, depuis les projets de l’abbé Baudeau en 1788
jusqu’au projet de port de pêche de Port-Etienne de 1906 et les primes à la pêche de 1909
et 1911.
La première Guerre mondiale constitue un épisode caractéristique d’économie dirigée et,
en cela, elle peut être considérée comme lapremibre application d’un programme d’intervention
sur la pêche maritime. L’objectif est d’approvisionner en produits alimentaires la métropole
en guerre et la population européenne locale coupée de l’exportation métropolitaine. Deux
pêcheries européennes sont installkes à Lyndiane sur le Saloum et à Saint-Louis. Dans les
deux cas, il s’agira en fait de collecter la pêche indigène locale. Le peu d’interêt provoque
chez les pêcheurs indigénes, tournés vers le marché local et peu soucieux de s’encombrer
de contraintes administratives, font rapidement tkhouer ces tentatives dirigistes.
8 La pCriode de l’entre-deux-guerres
est symptomatique. Tandis que l’administration
continue de tabler sur la création d’une pêche “moderne” on assiste au contraire a une forte
expansion parallèle de la pêche “indigène”. Un service technique des pêches est cru pour
la première fois. Il renonce à toute action sur la pêche piroguiere dont l’échec est tenu pour
assuré eu égard à “l’esprit d’indcpendance” des pêcheurs et aux méthodes archaïques de pêche,
de transformation et de distribution, L’administration table uniquement sur l’amélioration des
procédes de conservation pour l’exportation (notamment vers les colonies du sud) et la seule
solution Lt ses yeux reste “l’installation de pêcheries à forme metropolitaine, utilisant une main-
d’oeuvre locale et pouvant familiariser les indigents aux méthodes de conservation perfec
tionnée”.

8
Cette politique echoue doublement. En ce qui concerne la pêche européenne, elle demeure
limitée à des langoustiers Bretons et à quelques chalutiers congelateurs Rochelais. Les en-
treprises européennes à terre sont encore plus Cloign&es du rêve industriel de l’administration.
Elles sont de type foncierement artisanal et restent entièrement tributaires des pêcheurs et
des techniques de pêche indigènes ; leur débouché essentiel est le marché local... Elles n’ont
qu’une existence éphémère.
En ce qui concerne la pêche piroguière, l’administration n’a aucune prise sur elle. Son
expansion repose en fait sur les échanges indigènes stimulés par le développement de l’éco-
nomie de traite arachidiére (sans pour autant éliminer les échanges traditionnels de poisson
contre les produits agricoles de l’interrieur) ; sur la constitution d’une armature semi-urbaine
sur le littoral du Cap-Vert et de la Petite Côte (les principaux ports arachidiers sont aussi
des ports de pêche importants) ; sur l’amelioration des communications et l’&trgissement
des débouchés (la pêche artisanale alimente les escales arachidières du reseau ferroviaire
et les premières exportations de poisson transformé vers les “colonies du sud” via les petites
entreprises europeennes).
En même temps que se renforcent les migrations de main-d’œuvre liées a l’arachide, se
developpent les migrations de pêche à partir, souvent, des mêmes groupes socio-géographi-
ques : les activités des traitants Wolof de Saint-Louis et LRbu du Cap-Vert se doublent de
migrations de pêcheurs guet-ndariens et lébu vers la Petite Côte, le Saloum et la Casamance ;
les migrations de saisonniers agricoles de la région du Pleuve vers la région de Kaolack
s’accompagnent de migrations de pêcheurs tiubalo vers le Saloum. L’expansion de la pêche
ne concerne donc pas seulement les populations du littoral. Les sptcialistes continentaux
de la senne de plage (walo-walo et tiubalo) contribuent notamment à répandre cette technique
de la presqurle du Cap-Vert au Saloum.
La differenciation régionale du littoral sénégalais se renforce : Saint-Louis, dont l’arrière-
pays au sol trés appauvri abandonne la culture de l’arachide, affirme sa fonction de métropole
de la pêche et de la navigation fluviale et maritime ; la région constitue un réservoir de pécheurs
migrants guet-ndariens et walo-walo. Les pêcheurs lébu du Cap-Vert, cultivateurs-navigateurs
et déjà maraîchers, se livrent moins aux migrations saisonnières, ou sur une portion du littoral
plus limitée ; l’approvisionnement de Dakar, Rufisque, Thiès et Kaolack attire au contraire
des migrants wolof, notamment a Kayar. La Petite Côte, dont les habitants demeurent surtout
cultivateurs, est dejja un foyer d’immigration saisonnière de pêche, non seulement pour les
pêcheurs guet-ndariens et lebu mais aussi pour les niominka des îles du Saloum, qui viennent
y pêcher a l’épervier. Dans les îles du Saloum, la pêche se fait presque uriiquement dans
l’estuaire et alimente les rbgions continentales et arachidières voisines ; des pêcheurs wolof,
lébu et tukulor se joignent saisonnièrement aux Niominka (une partie de la production est
destinée à la Gambie). La Casamance maritime se ressent fortement de sa faible intégration
à l’économie arachidière : elle fournit surtout beaucoup de bois de pirogues que les pêcheurs
du nord viennent acheter auprès des Diola et des bûcherons laobé ; ce sont les pêcheurs mi-
grants du nord qui alimentent le centre de Ziguinchor.
L’expansion de la consommation du poisson concerne surtout les régions côtières et, dans
une moindre mesure, le bassin arachidier desservi par les voies de communication (mais il
est probable que, par ailleurs, la pêche continentale est alors plus active et productive qu’au-
jourd’hui). La consommation en poisson frais des centres urbains du littoral absorbe, selon
les informations, 70 à 80 % des prises. DES la fin des années 1920 cependant, l’élévation
nominale du prix du poisson traduit l’indgration du secteur à l’économie marchande sene-
galaise.

9
0 La période de 1939 à 1948 est marquée par la conjoncture imposée par la Seconde
Guerre mondiale jusqu’au rétablissement des échanges internationaux. Comme durant la
première guerre, mais de manière plus systematique encore, l’administration intervient pour
faciliter l’approvisionnement de la metropole en produits alimentaires. En dépit de ce dirigisme,
la pêche piroguiere continue de croître. Les pêcheurs utilisent les mesures décidées par
l’administration (infrastructures, primes, création de coopératives, approvisionnement du
secteur industriel) selon une procédure selective. On assiste, dans cette phase, a un véritable
apprentissage par les pêcheurs des pratiques de détournement des politiques administratives,
pratiques qui vont culminer dans la phase suivante des années 1950.
A partir de 1941, le service technique des pêches est transformé en un véritable dispositif
d’intervention, d’encadrement et de recherches (sur le modele métropolitain). 11 encourage
l’organisation de coopératives, crée des secheries sur les fonds des Sociétés de Prévoyance,
réglemente le mareyage et le conditionnement, encourage la création d’un point de débar-
quement à Mboro pour alimenter la region de Tivaouane, s’efforce de pallier le manque de
carburant pour les véhicules de transports et tente même d’appliquer une taxation des prix,
distribue des primes à la construction de nouvelles pirogues.
L’administration favorise parallèlement l’installation de pêcheries européennes par des
contrats d’achats et d’exportation pour le salGséché et les conserves. Elle appelle la flottille
bretonne à entreprendre des campagnes de pêche à Dakar. En outre, le requin fait l’objet
dune demande nouvelle pour l’extraction de la vitamine A du foie du poisson. De fait, pres
de 25 pêcheries et unit& de transformation européennes se développent le long de la côte,
de Saint-Louis a la pointe Sangomar. En réalité les pêcheries européennes ne peuvent en
aucune façon être qualifiées d’industrielles. En matière de gestion, elles répondent à un objectif
de spéculation sur les garanties administratives et les exportations vers la métropole (certaine
conserverie de coquillages couvrant par exemple un trafic d’exportation d’huile . ..). D’autre
part, les pecheries europeennes sont dant la dépendance des débarquements et des techniques
delapêche piroguière. Dépendance pas seulement technique mais profondément économique :
le secteur est en effet en mesure de tabler à la fois sur la fourniture au secteur européen
et administratif, sur le marché local et enfin sur les primes et avantages offerts par l’admi-
nistration. Le poids du marchédeconsommation local desservi par les mareyeurs-commerçants
“julë” (dioula, maures, wolof, tukulor) permet en fait aux pêcheurs de répondre au coup par
coup aux incitations du secteur europeen et de l’administation. Ainsi, la coopérative de pêcheurs
de Guet-Ndar organisée par l’administration en 1941 échoue rapidement parce que les pêcheurs
sont engages dans des contrats d’approvisionnement des unités européennes de transformation,
à un prix jugé remunerateur. L’approvisionnement pour la consommation locale s’en ressent
même fortement. Mais, en 1944, le développement du mareyage et les prix offerts sur le
marché de consommation detournent les pécheurs dc ces contrats et les plus fragiles des
entreprises européennes disparaissent alors... Lc principal effet des mesures administratives
destinées à assurer l’approvisionnement des entreprises europ&nnes est, dans le fond, inverse
de celui recherché : en offrant des débouches spéculatifs ponctuels, des avantages a lequi-
pement en pirogues et en vulgarisant le filet dormant et le filet maillant encerclant, elles
renforcent le dynamisme du secteur piroguier au profit de la consommation locale massive
et aux débouchés garantis par la transformation et le mareyage africains.
Si bien que jusqu’au lendemain de la guerre, l’essor de petites pêcheries européennes dites
abusivement industrielles ne doit pas cacher les nouvelles transformations endogenes du
secteur africain. D’abord une forte augmentation du parc piroguier avec la generalisation de

10
la pirogue de type guet-ndarien-lébou et la diffusion du filet dormant a requin et du filet
maillant encerclant sur la Petite Côte et dans le Saloum. Ensuite, l’expansion de la production
la où elle était déjà importante (la Petite Côte et Kayar qui alimentent à dos d’ânes et de
chameaux le Cap-Vert) et la où elle l’etait moins ou bien n’existait pas (Mboro, la Casamance
où s’installent des pêcheurs du fleuve et où Guet-ndariens et Lébu échangent du poisson frais
et transformé contre des produits agricoles qu’ils revendent partiellement ensuite ; le Saloum,
où pêchent des Tiubalo).
La Conference sur la Pêche Maritime tenue en 1948 à Dakar illustre cette situation
paradoxale des rapports entre pkhe européenne dite industrielle et fiche piroguière, celle-
ci dominant en rt%lité le secteur de la pîîche maritime, sans être reconnue comme une véritable
“Économie de la pêche”. La réelle concurrence entre l’approvisionnement “industriel” et le
marché local en expansion n’est pas analysée en tant que telle. Bien au contraire les services
administratifs font un constat d’échec concernant leur action sur la production artisanale
africaine, jugéeincapablederépondre”aux
demandesdeplusenpluspressantes,vuses
moyens
primitifs”.
Ce point de vue, base! sur un diagnostic biaisé par l’importance politique accordée à la
pêche industrielle et européenne, est repris a partir de 1949 par le nouveau service technique
des pêches. Les recherches financées par l’administration sont alors exclusivement tournées
vers “les meurs, l’habitat, les déplacements”... des poissons. Néanmoins, dans l’immédiat
aprés-guerre, les services techniques et les colons “industriels” (qui dépendent des debar-
quements artisanaux) sont amenés à defendre les pêcheurs contre la politique économique
de l’administration tout entière consacrée au redemarrage de l’économie arachidière : les agents
du Service des pêches et les industriels s’opposent aux contrôles fiscaux des pêcheurs,
demandent un assouplissement des conditions de distribution de materiel de pêche, ou encore
exigent que les pêcheurs bénéficient d’aide de soudure alimentaire au même titre que les
producteurs d’arachide. La petite production marchande africaine commence B être reconnue
comme d’importance stratégique, même si son fonctionnement apparaît imperméable à la
“modernisation”.

LES ANNEES
1950
LE DEVELOPPEMENT PAR DETOURNEMENT
DES POLITIQUES D’INTERVENTION
L e retour au régime de concurrence internationale après 1948 s’avére fatal
aux établissements et pêcheries européennes. Pour enrayer ce déclin face
a la double concurrence du marché international et local, l’administration,
soutenue par les industriels locaux, s’efforce de garantir à ceux-ci des
approvisionnements réguliers et à bas coûts. A la suite des vœux émis a l’occasion de la
Conférence de Dakar de 1948, l’idée est d’accroître la productivité et la production de la
pêche artisanale qui pourrait ainsi fournir à lu fois le marché local et les entreprises euro-
péennes.
La motorisation des pirogues paraît la solution idéale. Elle est, en outre, censée conduire
naturellement à l’adoption ultérieure d’embarcations “modernisées” (de type européen) et
faciliter l’organisation des pêcheurs en coopératives contrôlables par l’administration et les
services techniques. Autre avantage, l’essor de la pêche artisanale permet de vulgariser la
technique motorisée au moindre coût en faisant supporter l’essentiel du financement aux
pêcheurs, par des prêts remboursables. Enfin, l’équipement prioritaire des pêcheurs guet-
ndariens permettrait de relancer les activités dans la région de Saint-louis, de plus en plus
marginalisée vis-à-vis de la métropole &onomique dakaroise, tout en développant la pêche
a Kayar, point de migration des pêcheurs guet-ndariens et principal port d’approvisionnement
du Cap-Vert.
C’est aux techniciens de terrain, en particulier a J. ARNOUX à Saint-Louis, que revient
leméritedelancerlemouvementdemotorisationdespiroguesgpartirde
1952,partâtonnement
et en se fiant aux remarques et suggestions pratiques des pêcheurs. Les poses et l’entretien
sont assures par le secteur commercial, subventionné modiquement sur les moteurs (20 %).
Les prêts aux pêcheurs sont individualisés mais transitent par la Mutuelle des pêcheurs
motorisés. L’opération de vulgarisation est un succès puisqu’en 1958, 400 pirogues sont
motorisées (soit 14 % environ du parc piroguier maritime). Le seul problème est d’ordre
financier : les remboursements rentrent mal ou sont refusés en cas de panne de moteur.
L’explication en est recherchée dans la mentalité des pêcheurs, peu ouverte aux subtilités
des prêts a intérêt et de l’engagement juridique. J. APNOUX, homme de terrain, est plus
proche de larealite lorsqu’il note que le pêcheur, peu habitué a ce que l’on s’adresse ou s’intéresse
à lui, interprète les facilités d’equipement comme “une assistance et une offre de complicité
à quelque œuvre de prestige”. La pretendue fermeture d’esprit aux pratiques d’innovations
y est pour peu de chose ; la part de stratégie des pêcheurs à l’égard du dispositif d’intervention
pour beaucoup. Les vicissitudes ultérieures des coopératives le confirmeront plus tard.
La motorisation joue donc son rôle dans l’impulsion de la pêche artisanale, conformement
aux objectifs. Mais au lieu de fixer les pêcheurs et de faciliter l’approvisionnement du secteur
de transformation européen, elle facilite les migrations de pêche vers les centres de mareyage
les plus importants. Elle permet d’exploiter de nouveaux fonds de pêche plus éloignes et
accroît sur la Petite Côte l’efficacité et l’utilisation du filet maillant encerclant. L’augmentation

12
de la production consécutive a la motorisation est récupérée par les circuits africains juges
“traditionnels” mais maîtrisant bien le marché. Le mareyageest particulièrement bien organise,
selon le rapport du Service des pêches de 1955 : “l’achat sur plage, le transfert, la revente,
le détaillage et l’achalandage sont organisés dune façon remarquable et économique. Des
prêts et avances en nature, le règlèment des ventes après la liquidation, les avantages et faveurs
pour les anciens marins-pêcheurs font que la profession est très bien défendue, si bien même
qu’elle a porte un dur coup à l’activité du poisson traité”. Le rapport conclut clairement :
“On a toujours voulu opposer pêche africaine et pêche industrielle, en pensant que celle-
ci tuerait celle-là ; or c’est le contraire qui s’est produit.”
A côté de la Mutuelle Sénegalaise des Pêcheurs Motorises, simple groupement d’achat
à crédit des moteurs créé en 1952, des coopératives de droit commun émanent également
des mesures administratives et politiques prises en faveur de l’organisation coopérative depuis
1948. Elles relèvent en fait des strategies politiques dans le Sénegal de l’après-guerre. Leur
activité est réduite et leur résultat est plutôt d’asseoir des relations de clientèle.
C’est donc en dehors de l’encadrement administratif et même dans le détournement de
l’action administrative qu’il faut chercher la dynamique d’expansion de la pêche artisanale.
La motorisation des pirogues est certes entreprise par le Service des Pêches, mais elle repose
sur une organisation essentiellement commerciale et sur une subvention relativement faible.
En outre, elle n’explique pas en totalit6 l’expansion de la pêche artisanale en mer (et a fortiori
dans les bras de mer où la motorisation n’intervient pas : Saloum et surtout Casamance).
En réalité l’approvisionnement du marché de consommation local continue à être le moteur
de l’expansion : les prix au détail du poisson suivent ceux de l’arachide payés aux producteurs,
qui conditionnent l’ensemble des transactions du pays. Les prix du poisson au débarquement
augmentent moins vite (ils s’alignent plutôt sur l’évolution des salaires urbains et des prix
des produits alimentaires). L’augmentation des prises à la fin des années 1950 détermine un
tassement (et non un effondrement) de l’évolution des prix du poisson à la consommation
car la demande est forte.
Le problème de la commercialisation et des prix pr6occupe l’administration coloniale.
Une organisation coopérative de commercialisation est mise sur pied par l’administration en
1952 (Coopmer). Mais l’organisation des mareyeurs leur permet de pratiquer de hauts prix
d’achat aux pêcheurs et de véritables prix de dumping aux dCtail1ant.s qui se trouvent en mesure
d’offrir aux consommateurs les mêmes prix que la Coopmer. Celle-ci ne peut supporter la
concurrence du mareyage et disparaît (1954).
Ainsi, lorsque la politique d’intervention est apte à être detoum6e par les pêcheurs, elle
est acceptée de manière sélective (motorisation, coopératives) ; dans le cas contraire, le
système-pêche la rejette (cooperative de commercialisation).

LES ANNÉES
1960 ET 1970
LE Dh’ELOPPEMENT SANS MÉMOIRE
A partir de la mise en place du régime d’autonomie interne (1958) et de
l’hrdependance (1960) la politique des pouvoirs publics est paradoxale.
Partant d’un bilan très critique de la politique coloniale antérieure et
des tkhecs, les responsables et les experts vont pourtant proposer des
interventions tout a fait comparables, essuyer souvent les mêmes déconvenues (industria-
lisation, modernisation des embarcations artisanales, contrôle de la commercialisation,
coopératives de pêcheurs motorisés), mais aussi initier, de manière en partie inintentionnelle
de profondes innovations techniques (la senne tournante coulissante comme auparavant, la
motorisation).
Le bilan critique initial des nouveaux décideurs porte surtout sur l’aspect “économie de
traite” de la pêche industrielle : le secteur thonier, qui se développa à partir des armées 1950,
est considéré comme une enclave d’intérêts Ctrangers. Il est souligné que la pêche dans son
ensemble et la pêche artisanale en particulier n’ont pas été suffisamment aidées. Pourtant
il s’avère que, très vite, l’intérêt du gouvernement s’oriente surtout vers la constitution d’une
pêcherie industrielle nationale. Le secteur thonier constitue la pièce centrale du dispositif.
C’est l’expérience tentee avec la Société Sénégalaise d’Armenent à la Pêche (SOSAP)
constituée en 1962, liquidée en 1976, laissant une situation financière catastrophique après
avoir absorbé une part prépondérante du financement public d’aide à la pêche (10).
A l’échec de la politique thonière s’ajoutent les déboires des projets de pêche industrielle
chalutière et pélagique côtière, Claborés cette fois en considérant la pêche artisanale. Le
developpement de la pêche chalutière est jugée nuisible car, entre autres raisons avancees,
elle concurrence la pêche artisanale sur le marché local et sur certains fonds proches des
côtes. Quant à la pêche d’espèces pélagiques côtières, elle est considérée comme le prolon-
gement naturel de la pêche artisanale et l’occasion d’y vulgariser un armement moderne pour
remplacer progressivement les pirogues traditionnelles.
Cette politique volontariste n’obtient guère les résultats escomptes. Concernant le cha-
lutage, considéré avec méfiance par la politique officielle, on assiste au contraire ii une forte
attirance vers ce secteur du fait de la surexploitation de l’Atlantique nord et de la croissance
de la demande française en poissons et crustacés congelés. Dans ce contexte spéculatif (et
comme durant la Seconde Guerre mondiale où le motif de spéculation découlait de la forte
demande métropolitaine) les unités industrielles font appel à moindre coût aux débarquements
du secteur piroguier (poisson à haute valeur commerciale et crustacés) dans des conditions
qui rappellent l’économie de traite si décriée.
La modernisation de la pêche artisanale par la pêche pélagique côtière n’aboutit pas
davantage. Les projets de cordiers, côtiers et sardiniers artisanaux se succèdent sans entraîner
l’adhesion des pêcheurs. Les raisons invoquees sont imputkes àl’inexpériencedes gestionnaires
et des kquipages (pourtant recrutés en milieu pêcheur). On peut penser que la raison fon-
damentale est la difficulté de concurrencer économiquement la technique piroguiere (même
pour les sardiniers industriels débarquant localement), raison aggravée, pour les armements
“modernes”, par le caractère assisté de l’operation.
L’échec de cette politique contraste avec le développement de la pêche artisanale. L’ad-
ministration ne manque pas de s’en attribuer les mérites. Pourtant, au vu de la &pa&ion
des crédits en matière de pêche, il est Cvident que la pêche artisanale beneficia d’une faible

14
partie de l’aide au développement. L’action des autorités en matiére de pêche artisanale porte
essentiellement sur l’équipement et les structures de commercialisation, véritable bête noire
des services administratifs étant donné l’importance du poisson dans l’alimentation des
principaux centres urbains.
L’équipement en moteurs et engins de pêche repose sur une structure de type coopératif
dont l’organisation a varié dans le temps sans que pour autant soient résolues les difficultés
d’une coopération imposée et encadrée. C’est ainsi que les difficulds
de recuperation des
crédits furent attribuées a l’inadaptation de la mentalité des bénéficiaires (alors que le crédit
est pratiqué couramment au sein même des communautés de pêcheurs). Plus probablement,
comme pr&Yemment
dans les années 1950, l’explication est que la structure cooperative
apparaît comme un partenaire obligé et extérieur, soumis à ses propres effets pervers (disconti-
nuité des services rendus, détournement des remboursements, fonction politique autant qu’é-
conomique des coopératives) et susceptible d’être manipulée par les pêcheurs eux-mêmes.
Ils obtiennent d’ailleurs en 1971 l’apurement pur et simple des prêts non remboursés. C’est
18 sans doute la plus forte subvention (non prévue) obtenue par la pêche artisanale. La ré-
organisation des coopératives par le Centre d’Assistance pour la Motorisation des Pirogues
(CAMP) a partir de 1972 obtient des résultats plus conformes aux régies financieres. Elle
apparaît bien SI tort cependant comme l’instrument de “relance de la motorisation”. Les pêcheurs
sont en effet depuis longtemps convaincus des avantages de la motorisation ; la principale
qualité du CAMP est plutôt de bénéficier dune aide financière extérieure qui permet de
débloquer la fourniture du matériel.
La diffusion de la serine tournante coulissante à partir de 1973 suit le même schema qui
assura la réussite de la motorisation. Après une démonstration ponctuelle sous l’égide de la
FAO, jugée concluante par les pêcheurs, cette technique utilisant deux pirogues se généralise
rapidement (120 engins en 1977,260 en 1982). L’augmentation de la production est absorbée
par la transformation artisanale et les usines de farine de poisson (essentiellement celle de
Djiffère de 1977 a 1982). L’expansion de cette technique est révélatrice de la capacité
d’évolution de la pêche artisanale et de ses rapports ambigus avec l’industrie. A partir d’une
nouvelle adaptation des techniques de construction des pirogues, elle souligne les tendances
à la pénétration de patrons non pêcheurs (mareyeurs, fonctionnaires...) et à l’utilisation dune
main-d’œuvre salariée extérieure (13 ; 12) dans un contexte spéculatif d’approvisionnement
de l’industrie. Mais lorsque l’usine de Djiffère cesse ses activités non rentables en 1982, les
sennes tournantes sont bradées et rachetées pour équiper des pirogues de Joal et du Cap-
Vert travaillant pour le marché local.
Li’ntervention en matière de commercialisation est illustrative du caractère répétitif des
interventions de développement. Tout d’abord, l’organisation de la profession de mareyeur
engagée après I’Independance n’a guère d’effet sur l’ouverture recherchr& des débouchés en
direction des marchés intérieurs. Elle favorise plutôt une concentration de la profession et
une dépendance accrue des pêcheurs et transformatrices de certaines zones à l’égard des
mareyeurs les plus importants (effets plutôt inverses a ceux qui étaient recherches). Ensuite,
la tentative en 1965, de créer une coopérative de vente (Dakar-Marée) répète celle de la
Coopmer de 1954. Elle échoue de la même façon à l’organisation des mareyeurs. Enfin, à
peine plus de dix ans plus tard (1978), est mis en ceuvre le projet de commercialisation du
poisson par les Unions de coopératives de pêcheurs (projet CAPAS, financé par la coopération
canadienne).
Nous allons voir que l’ambition du projet se heurtera aux mêmes difficultés.

LA PÊCHE ARTISANALE A PARTIR DE 1980
LE DtSENGAGEMENT PROGRESSIF DE L’ETAT
FACE AUX UMITES DU DlkVELOPPEMENT ENDOGÈNE
L a situation contemporaine de la pêche artisanale peut être caractirisée par
la contradiction suivante : les pouvoirs publics reconnaissent alors a juste
titre la place strat4gique de la pêche artisanale et lui accordent des moyens
substantiels. Mais l’Etat est progressivement amené a se desengager
financièrement des interventions de développement en raison, dune part, des échecs des
opérations en cours et, d’autre part, du choix gouvernemental de suivre la politique d’aust&id
imposée par une conjoncture internationale defavorable. Or, durant ces mêmes années, le
secteur artisanal approche des limites de ses possibilités d’autofinancement et de l’exploitation
optimale des stocks qui lui sont accessibles. Seules des innovations endogbnes mineures
assurent encore l’expansion de la pêche
artisanale
dans une conjoncture
de tassement
du revenu
des pêcheurs. C’est précisément ce moment que choisit 1’Etat pour intervenir dans des
opérations localisées et peu coordonnées.
La décennie 1980 avait pourtant commence sous les meilleures auspices pour la pêche
artisanale. Le nouveau SecAariat d’Etat aux Pêches Maritimes élabore un Plan d’açtion des
pêches. Celui-ci intègre les résultats de larecherche montrant ledynamismedu secteur artisanal
alors que les efforts de modernisation de la flotte industrielle n’aboutissent pas plus que
précédemment. Les bailleurs de fonds en conviennent egalement, échaudés par l’échec des
grands projets.
La construction de routes permanentes a et&, comme durant la période précédente, un
facteur essentiel de développement (20). Mais c’est toujours les transformations endogcnes
du secteur artisanal qui constituent le nerf de son expansion : prise en charge de l’écoulement
par les mareyeurs (dont on estime qu’un tiers seulement des effectifs connus exerce con-
formément aux normes de l’organisation professionnelle &lict& en 1973) qui assurent une
grande souplesse de la distribution en prelevant une marge bén&iciaire limitée (1) ; essor
remarquable de la transformation artisanale qui utilise une main-d’eouvre salariée extérieure
(11) ; innovations techniques comme le gigantisme des pirogues ou l’utilisation de pirogues-
glacières rendant peu attractifs les types d’embarcation “modernes” (16) ; formation sur le
tas d’un reseau de réparateurs capables de répondre aux be’soins des migrations de pêche...
La reconnaissance officielle de son dynamisme vaut à la pêche artisanale de b&&cier
du tiers du programme de financement prevu pour la pêche. Mais progressivement cette re-
connaissance s’accompagne d’un constat d’échec concernant les principaux projets de
développement artisanal initiés à la fin des annees 1970.
Le pivot en est le Centre d’Assistance $ la Pêche Artisanale du S&t!gal (CAPAS).
Son premier volet d’intervention concerne les organismes cooperatifs chargés de commer-
cialiser le poisson vers l’intérieur du pays grâce à une chaîne de froid. Bien que plus ambitieux

16
que les projets similaires de.la Coopmer en 1952 et de Dakar-Marée en 1965, les centres
de mareyage du CAPAS ne pouvaient espérer traiter plus de 10 % de la production artisanale.
Ils avaient donc peu de chance de “moraliser” le mareyage en donnant plus d’indépendance
aux pêcheurs vis-à-vis du reseau des intermédiaires (dont les défauts sont souvent surestimés
par les agents officiels du développement : (1)). En réalité, ce sont les mareyeurs qui continuent
à déterminer les prix sur la plage. Un autre objectif du CAPAS eut des effets très limités :
l’approvisionnement de l’interieur en poisson à partir des trois centres de Kayar, Joal et Rufisque
(sur les cinq initialement prévus) se heurta au coût d’entretien élevé de la chaîne de froid.
Les centres de mareyage eux-mêmes eurent une activité limitée.
L’opération commercialisation du CAPAS fut arrêtée en 1987. Les centres doivent être
en principe r&.rocédés au secteur privé aprbs avoir été laissés en cogestion aux Unions COO-
pératives de Pêcheurs (ainsi que l’usine de froid de Djiffère réouverte quelques annees sans
plus de succès qu’auparavant). Le CAPAS se heurta en définitive aux mêmes écueils que
les tentatives précédentes d’organisation de la commercialisation : indgration difficile des
pêcheurs à la gestion, influence de facteurs socio-politiques locaux, niveau des avantages
et des prix offerts comparativement au mareyage classique.
Le CAPAS avait en outre intégré dans ses activites le CAMP chargé du placement des
engins dans un cadre pseudo-coopératif. L’association des activités de mareyage et d’aide
à la motorisation accentua la lourdeur, les conflits internes et l’opacité du dispositif d’inter-
vention. La disparition, à la suite dune mauvaise gestion, du “fonds de roulement” destiné
à l’achat du matériel entraîna une rupture de stock chronique en moteurs et pièces détacht5es
(1983-1986).Lespêcheursenressentirent
sivivementleseffetsquebeaucoupréclamaient..
la
possibilité d’acheter du matériel subventionné dans le commerce privé. Après la quasi-
dissolution du CAPAS, le CAMP doit à une importante subvention japonaise de continuer
ses activités. Son quasi-monopole en matière de motorisation est désormais largement entamé
par la nouvelle organisation, plus régionalisée, des operations de développement : les projets
Pamez en Casamance, Papec sur la petite Côte, ou celui de Missirah dans le Saloum prévoient
la prise en charge de la motorisation par des Groupements d’Interêt Economique locaux (les
G.I.E. remplacent les coopératives, sous une appellation moins ambitieuse).
Le projet de modernisation de la pêche artisanale est un autre exemple de projet renaissant
sans interruption de ses cendres en dépit de ses éçhecs successifs. Là encore, les responsables
semblent en tirer les leçons depuis peu, en abandonnant certains projets initiés à la fin des
annees 1970. Ainsi le projet de construction de “ports secondaires” à Saint-Louis, Djiflere,
Elinkine puis Nikine. L’objectif était de décongestionner le port de ,pêche de Dakar et
d’implanter une pêche artisanale “moderne” dans les autres régions. A Saint-Louis il était
prévu que les pêcheurs piroguiers débarquent obligatoirement au port et l’on pensait favoriser
ainsi le développement dune flottille de petits chalutiers, cordiers et senneurs artisanaux.
Le diagnostic erroné effectué par les responsables sans consulter ni experts, ni pêcheurs
conduisit à l’échec de l’operation puis a la suspension de la totalité du programme “ports
secondaires”.
Quant aux multiples essais de remplacement de la pirogue par de nouveaux types de petites
embarcations ou par des pirogues en plastique ou en fibre de verre, les résultats ne sont toujours
pas concluants. Le principal obstacle ne semble pas résider dans l’adaptabilité technologique
des pêcheurs eux-mêmes : déjaau XIXe siècle il existait des charpentiers capables de construire
des bateaux de type européen comme les côtres et les goëlettes ; plus tard, la motorisation
s’est accompagnée spontanément de la mise en place d’un réseau de réparateurs adapté aux

17
contraintes locales. En réalité la technique de construction permet son adaptation à de nouveaux
engins (comme on l’a vu pour la senne tournante coulissante) ou de nouvelles formes
&exploi~tion (comme l’adoption de la glacière pour effectuer de longues mar?es). Cette
possibilité non encore epuisée d’innovation des techniques de construction accentue encore
aux yeux des pêcheurs l’écart sensible entre le coût de l’Équipement moderne et celui des
pirogues qualifiées a tort de “traditioMe~es”.
En dépit de leurs 6checs, la plupart des interventions de développement ont eu Cependant
des effets non recherches imputables en grande partie aux capacités d’adaptation des pécheurs.
Ainsi les difficultés d’approvisionnement en engins et pièces de rechange ont conduit les
pêcheurs a contourner la difficulté de plusieurs manières : en l’inserant davantage dans les
filières d’équipement des pays limitrophes (Mauritanie, Gambie, dans une moindre mesure
Guinée-Bissau) ou en travaillant pour les “bateaux ramasseurs” pêchant dans les eaux
mauritaniennes. Il s’agit dans ce dernier cas de chalutiers de Las Palmas qui recrutent des
pirogues à Saint-Louis et Joal et les ambnent directement sur les lieux de pêche. Autre exemple
d’innovation inattendue suscitée par une intervention de développement avortée : l’adoption
et la diffusion de caisses à glace sur les pirogues, à l’initiative des pêcheurs eux-mêmes mais
à l’exemple des équipements industriels de Saint-Louis et Djiffère dont l’objectif n’etait
pourtant pas celui-la.
Il n’en reste pas moins que la capacité d’innovation de la pêche artisanale semble
s’amenuiser. Ces derniers exemples font penser qu’elle approche des limites de l’expansion
fondee sur un marché national porteur. La crise de la paysannerie sénegalaise pourrait d’ailleurs
aller à l’encontre des espoirs fondés sur les débouchés des régions de l’intérieur. Le monde
des pêcheurs ressent fortement ces difficultés : la diffusion de la senne tournante coulissante
s’est stabilisee aprés avoir provoqué des inquiétudes sur l’état du stock d’espèces pélagiques
côtières ; l’augmentation du coût de Equipement n’est plus compensée par un gain appréciable
de productivite des engins. Les charges d’exploitation de la pêche artisanale tendent en effet
à augmenter plus vite que les prix d’achat du poisson : approvisionnement de plus en plus
lointain en bois d’oeuvre (au milieu du XIXe si2cle la forêt de la Petite Côte fournissait encore
de “prodigieux fromagers” pour la construction des pirogues ; a la fin du XIXe siecle, c’est
la Casamance qui fournit les grands troncs ; c’est ensuite la Guinée-Bissau et aujourd’hui
la Côte d’ivoire), équipement en filets synthétiques de plus en plus grands, enfin mais pas
seulement, achat et entretien des moteurs dont la durée de vie est inférieure à deux ans. Il
en resulte un durcissement des rapports de distribution au détriment des pratiques commu-
nautairesetdelapartdes manns-pêcheursvis-à-visdespropriCtairesdesmoyensdeproduction.
Le système de partage a la part, commun au Sénégal et a la quasi-totalité des systèmes de
pêche, révèle de ce point de vue une tendance gennérale a une répartition inégale du surproduit
(par exemple Diaw, 1985 pour la Casamance ; Sène, 1985.pour Saint-Louis). Malgré la
dégradation relative de la rémunération du travail, la profession de ticheur assure cependant
un revenu bien supérieur à celui de l’agriculteur. Cela explique la spécialisation croissante
de la pêche là où elle était pr&lominante (seul le maraîchage résiste et, a Kayar par exemple,
il est fortement intégre à la pêche) et l’attirance qu’elle exerce sur les Serer, cultivateurs
d’arachide de la Petite Côte, et les Diola. riziculteurs de Basse-Casamance (9, 6).
Les solutions de cet essoufflement de la pêche maritime sont recherchées par l’Admi-
nistration dans un déplacement de l’effort de développement vers les régions meridionales
du pays, correspondant aux grands foyers récents d’expansion de la pêche (Mbour, JoaI) et
à des zones littorales encore peu sp6cialis6es dans la pêche maritime (littoral serer, sose et

18
diola). Les autorités semblent dkterminées a tirer les leçons de l’expérience passée d’inter-
vention (notamment du CAPAS) en s’adressant directement ZI l’initiative des int&ess&
bêcheurs, mareyeurs et transformateurs ou transformatrices). Un nouveau coup de fouet à
la motorisation est attendu de l’introduction de moteurs diesel in-board. Mais si le diagnostic
est correct, la conduite de cette intervention a péché par un dirigisme poussant à aboutir coûte
que coûte à l’adoption des normes fixées a priori (en contradiction avec la procédure inci-
tative qui avait assuré le succès initial de la motorisation).
CONCLUSION
Rien de moins “traditionnel”, rien de moins “informel” que le processus qui a conduit
la pêche piroguière à ses formes contemporaines. La pêche piroguière s’est construite pro-
gressivement sa propre autonomie en bénéficiant d’abord de l’énorme poids du marché
intérieur, ensuite en constituant ses propres stratégies à l’égard des sollicitations et des
interventions extérieures.
Concernant l’harmonisation de la dynamique interne avec des objectifs d’intérêt national,
le problème n’est donc pas tant de “réhabiliter” la pêche piroguière que d’éviter de saper ses
éléments de force : dépendance technologique relativement faible, taux de valeur ajoutée
sur production plus forte que la pêche industrielle, insertion socio-culturelle assurée pour
la plupart des producteurs et transformateurs. Certes, elle a survécu, en se les “appropriant”,
à bien des interventions extérieures mais, justement parce qu’elle posséde de fortes capacités
d’adaptation, elle demeure sensible à l’attraction de “lkonomie
de traite”. Or celle-ci se
manifeste toujours dans l’organisation du mareyage d’exportation ou dans la pratique des
“bateaux ramasseurs”. (On estimait en 1981946 % la part de la production halieutiqueexportée
provenant de la pêche piroguiére : (7)). Dans la mesure où l’industrialisalion de la pêche
reste lettre morte et où la crise de l’économie arachidière, traditionnelle pourvoyeuse de devises,
est patente, faut-il encourager cette tendance ?
La mise en avant de la pêche, et notamment de la pêche artisanale, comme bouée de
sauvetage de l’économie sénégalaise n’est pas cependant sans danger. D’une part son dyna-
misme endogkne, que l’on se plait depuis peu i3 reconnaître après que les “développeurs”
l’aient longtemps ignork, s’est toujours fondé sur un marché local de consommation en
expansion comme ultime recours aux risques de reconversion. Le succès du “développement
sans développeurs” que connut la pêche piroguière est inséparable des transformations globales
de la société et de l’économie sénégalaise. La pêche est-elle en mesure de jouer maintenant
un rôle strict d’entraînenement ? Cela ri’e,st pas sûr.
D’autre part, l’intervention structurante de 1’Etat et des bailleurs de fonds ne risque-t-elle
pas d’introduire des rigidités dès lors que les espoirs fondés sur la pêche constitueraient un
élément clé de la politique nationale ? Il n’est bien sûr pas exclu que, comme par le passé,
les objectifs de développement soient largement détournés par la logique interne du secteur.
Cela n’est pas inquiétant en soi dans la mesure où lavocation de toute action de dkveloppenient
est d’être “appropriée” par le milieu vers lequel elle est dirigée. Reste à savoir dans quelle
mesure le dispositif de développement et le financement ext&ieur qui l’alimente en grande
partie sont prêts à accepter cette leçon de l’histoire et & jouer le jeu d’une aide à la pêche
artisanale qui ne serait pas seulement le pr&exte a la simple reproduction du dispositif
d’intervention,

19
BIBLIOGRAPHIE
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14 Gruvel, A. et Bouyat (1906) Les pêches de la côte occidentale d’Afrique (côte
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15 Gruvel, A. (1908) Les pêcheries des côtes du Seriegal et des Riv&es du Sud, Paris:
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16 Hendrix, M.K. (1983) “African maritime fïsheries in the West Atlantic : An historical
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20
17 Kébé, M. (1982) La pêche cordiere au Sénégal, Document scientifique CRODT,
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18 Programme d’actions pour la pêche maritime (1986). Communication présentée par
M. Mbaye DIOUF, Secr&aire d’Etat aux Ressources Animales, République du
Sénégal, Ministère du Développement Rural, Secr&.ariat d’Etat aux Ressources
Animales, mai.
19 Sène, A. (1985) “Les transformations sociales dans la pêche maritime piroguiere:
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au Sénegal”. Thèse non publiée de doctorat de 3e cycle de sociologie, Universid
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20 Sutinen, J.G., Pollnac, R.B. and Josserand, H.P. (1981) “The fisheries of West Africa
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21 Van Chi-Bonnardel, R. (1980) “Economie commerciale et migrations de travail sur
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