LA PkHE PIROGWÈRE SÉNÉGALAISE : LES LECONS...
LA PkHE PIROGWÈRE SÉNÉGALAISE :
LES LECONS DE L'HISTOIRE
PAR
JEAN-PIERRE CHAUVEAU
RAPPORT INTERNE
No 72

LA PECHE PIROGUIERE SENEGALAISE :
LES LECONS DE L'HISTOIRE (")
par J.P. CHAUVEAIJ (ORSTOM)
Dans ce très court article, nous nous placerons du point de
vue de l'anthropologie historique qui, mieux que l'ethnographie ou
l'ethnologie, nous permet d'embrasser, dans une perspective tempo-
relle large, à la fois la diversité des sociétés qui se livrent à
la pêche et les tendances "lourdes" de ce secteur d'activité pris
dans son ensemble. Nous espérons montrer qu'une telle démarche
donne aux situations et aux problèmes contemporains un éclairage
irremplaçable sur les processus de transformation d'un
secteur
que l'on méconnaît gravement en le taxant de "traditionnel".
UNE HISTOIRE TECHNOLOGIQUE LONGUE ET FLUCTUANTE
L'histoire de la pêche au Sénégal est inséparable des grandes
transformations qui ont affecté le littoral et l'ensemble sénégam-
bien. On peut en reconstituer les grandes lignes à partir de
la
deuxième moitié du XVème siècle grâce aux documents écrits
ou dessinés que nous ont laissé les témoins européens et aux
in-
formations léguées par les traditions des peuples procties de iii mer.
Il est bien difficile, en si peu de lignes, de f'airc res$orti1
la complexité des éléments économiques, politiques et sociaux qui
ont présidé à ces transformations. Aussi nous contenterot~z;-nr)u:j,
pour illustrer le propos,
de replacer dans leur contexte historique,
les grandes phases d'ovolution de la technologie de I;I navil;,irion
et de la pêche.
--------w.-w
(*) Cet article repose sur Ics recherches que nou:; ;1VOIi:; illt?fic.:i..; C:il
en lc191-12P.3
au Cer:trc de Recherches OcéanoSraphiqws de 0:iksr-
Thiaroye, où nous avons largement bénéficié des apports dt? nos
collègues socio-économistes J. Weber, C. Chaboud, M. U&t.@.

Jusqu'à la fin du XVIème siècle, les documents portugais
présentent des pirogues monoxyles, sans bordés et sans voile.Leur
taille varie considérablement d'une zone à l'autre du littoral :
3 à 4 hommes au niveau du fleuve Sénégal,
38 hommes
dans
la région du Cap-Vert et sur la Petite Côte, alors que les pirogues
du Niomi (embouchure de la Gambie) peuvent transporter une cen-
taine de personnes.
Les petites pirogues présentes sur
tout
le littoral sont utilisées pour la pêche en mer jusqu'à deux
ou
trois lieues des côtes. A partir du Cap-Vert, les grandes pirogues
servent au cabotage de commerce et aux
entreprises guerrières
(notamment contre les Européens). Les p.lus grandes fréquentent les
embouchures et sont destinées davantage au transport fluvial
que
maritime.
Bien que la pêche maritime soit répandue sur tout
le littoral, même à l'embouchure du Sénégal OU la barre est forte,
il semble que la pêche continentale soit plus importante, notamment
dans les lacs côtiers de la grande côte
(2 partir du XVIIème siècle
ïa configuration et I'écologie du littoral se tranformeront sensi-
blement avec
le dessèchement climatique).
Le littoral entre
le Cap-Vert et l'embouchure du Saloum est l'exception. La sécurité
qu'offre cette vaste baie permet une intense exploitation des ri-
chesses halieutiques, C'est là que les témoignages sur les engins
et les techniques de pkhe sont les plus précis : lignes à hameçon,
harpon mais aussi filet actif, notamment un filet lestéavec couver-
ture coulissante. Les filets de coton et de fibres végétales
font
l'objet d'échange sur les marchés de la côte.
Dans cette période antérieure au XVIIéme siècle,
L;1 triii te
européenne stimule l'économie d'échange (cuirs, ivoire, ;mlbre, or
/
. . . , . . .

- 3 -
et esclaves) et profite sensiblement aux régions littorales (alors
que l'empire du Dyoloff est démantelé). L'approvisionnement
des
navires européens en eau
et vivres contribue à ce développement.
Mais l'économie littorale,
et en particulier
les
activités
de pêche, sont égalementéchangées
vers l'intérieur
(coquillages
séchés du Saloum, sel du Niomi et de Casamance, poisson séché des
environ de Rufisque et de la Petite Côte). Inversement, lorsque les
populations de 1'Hinterland côtier sont affectées trop gravement
par les aléas climatiques et les invasions d'insectes prédateurs,
ils migrent temporairement pour pêcher et collecter des coquillages.
Dans la période suivante, de la fin du XVIème siècle à la fin
du XVIIème, intervient une véritable révolution technologique
:
l'adoption de voiles et de gréements complexes sur les pirogues
monoxyles. Un nombre important d'embarcations sont, selon les ob-
servateurs portugais,
hollandais et français,
équipées de une
à quatre voiles (alignées ou superposées selon les cas, triangu-
laires comme les focs ou carrées comme les huniers). Ces pirogues
gréées coexistent avec les anciens types d'embarcation. Elles
ne
sont pas forcément de grande taille et servent pour la pêche
et le cabotage. S'il est probable que cette innovation techno.Lo-
gique provienne de la couche de population liée au commerce et à
la navigation européenne (Afro-portugais et
leurs
descendants,
auxiliaires de commerce et de navigation, personnel de chantiers
de construction et de rkparation, traitants), il est certain
que
ces embarcations étaient construites et utilisées par des Africains.
/
. . , , . . .

- ---*-_II-I-.
410
4 -
11 est probable que les gréements les plus complexes équi-
pent les pirogues de commerce de la Petite Côte et de Gambie. A
cette époque, les échanges côtiers s'amplifient, aiguillonnés par
la concurrence commerciale que se livrent les différents pays euro-
péens après la rupture du monopole portugais. Les ports de traite
se multiplient entre le Cap-Vert et les "Rivières du Sud" tandis
que sur la Grande Côte l'établissement français de Saint-Louis con-
centre les échanges à l'embouchure du Sénégal. R'autres établisse-
ments fixes (Garée, Rufisque) induisent des activités liées à la
navigation et à la pêche. Une règlementation de celle-ci est imposée
aux Européens par les "capitaines de pêche" collectant des
taxes au profit des souverains de l'intérieur.
L'approvisionnement des populations agricoles en poisson
semble très actif. Des pêcheurs subalbe
(originaires du moyen
Sénégal) s'installent à Saint-Louis et pratiquent le séchage et le
braisage du poisson. Dans La région de Rufisque, des caravanes
maures viennent acquérir des charges de poisson sec. De façon gé-
nérale
la pêche est décritehns les documents européens comme une
activité lucrative qui amène à pêcher de nuit et loin de la
côte.
Aux anciennes techniques s'ajoute la senne de plage, peut-être
initiée par les Européens de Gorée et de Ruf'isque.
A partir de la fin du XVIIème siècle cette situation,
que
l'on peut sans doute qualifier de prospère, subit les effets
du
développement de la traite des esclaves,
renforcant l'influence
française, enrichissant les aristocraties guerrières mais desastreux

-5-
pour les POpUhtiOnS d'agriculteurs et les activités d'échanges du
littoral. Ces nouvelles conditions vont avoir sur la pêche et Les
techniques de navigation des conséquences régionalement diversi-
fiées. Le commerce, la navigation et la pêche sont moins affectés
dans les îles du Saloum et surtout
en Gambie où l'influence
anglaise demeure forte. Mais là où la France manifeste son projet
d'hégémonie territoriale, l'économie maritime se polarise autour
des établissements coloniaux et des ports de traite tandis
qu'ailleurs règne l'insécurité.
11 s'en suit une régression du cabotage africain "indépendant"
et les documents
ne font plus
état de gréements complexes.
Parallèlement, dans les ports contrôlés par les Français, la tech-
nologie de la navigation est orientée vers le passage de la
barre
et des hauts fonds tandis que des embarcations européennes
se ré-
pandent comme navire de cabotage;
le pôle d'innovation technique
des pirogues n'est plus la Petite Côte et la Gambie mais Saint-
Louis. Les nécessités d'assurer les communications et le transbor-
dement entre Saint-Louis et les navires souvent immobilisés
par
la barre déterminent une transformation des pirogues. Celles-ci sont
progressivement équipées d'éperons et de bordés "cousus" (selon
une ancienne technique fluviale) et dotées d'un gréement simplifié
mais de maniement rapide
et fonctionnel :
une
voile
unique
de forme triangulaire ou, de plus en plus, à livarde (voile carrée
à livarde transversale attachée à la base d'un mât mobile).
C'est
l'ancêtre de la pirogue de pêche actuelle,
dont les caractéristiques
ne remontent donc pas au-delà du début du XVIIIème siècle.
. . . / . . .

La pêche subit des transformations parallèles, toujours déter-
minées par la conjoncture de la traite des esclaves et de l'implan-
tation française. Les échanges de produits de la mer avec l'inte-
rieur
semblent affectés par la destructuration du commerce
autre que celui des esclaves (la transformation de poisson
sec à
Rufisque est maintenant décrite comme peu importante). En outre,
le dessèchement sensible dans
la région de Saint-Louis
fait
disparaître les activités de collecte et de transformation
des
coquillages et pose le problème de la fourniture en bois pour
la
construction des pirogues. En contrepartie, la présence ou la pro-
ximité des établissements coloniaux induisent
un développement
d'activités spécialisées, en particulier à Saint-Louis (exploita-
tion du sel,
fabrication de chaux) et surtout une forte demande
en produits de la pêche pour ravitailler la population croissante
des comptoirs coloniaux.
C'est ainsi qu'à Saint-Louis est créé,
sous la protection française, le quartier de pêcheurs de Guet-Ndar
à partir d'éléments composites originaires du Fleuve et du
pays wolof. C'est de cette creation (encore une fois relativement
récente : début du XVIIIème) que va naître la spécialisation
des
marins saint-louisiens dans le cabotage fluvial et maritime,
la
pêche lointaine et la commercialisation du poisson sec.
C'est aussi à cette époque que se constitue une forte spécifi-
cité des Lébou du Cap-Vert contre l'hégémonie des royaumes
wolof
de l'intérieur. Non pas, contrairement à ce qui est souvent avancé,
sur la base de caractéristiques propres aux sociétés
de pêcheurs;

mais, inversement, dans des conditions qui vont faciliter leur inté-
gration dans le projet colonial français et les nouvelles opportu-
nités économiques qui en découlent : cabotage et approvisionnement
en poisson.
De profonds changements économiques et sociaux
vont à
nouveau intervenir au cours du XIXème siècle
avec l'abolition
de la traite des esclaves au profit de l'économie de traite
des produits primaires destinés à alimenter l'industrie européenne.
La gomme sur le Fleuve puis surtout l'arachide en Gambie, en
moyenne Caisamance et dans I'Hinterland de la Petite Côte deviennent
le moteur (de l'économie littorale elle-même.
Plus encore qu'au siècle précédent,
le développement
de
la navigation et de la pêche maritimes est lié à celui de l'économie
coloniale.
Les traitants wolof et lébou fréquentent les ports
de Saint-Louis à la Casamance. Les traitants niominka et mandingues
du Sud, toucouleursoriginaires du fleuve Sénégal, participent
au cabotage entre la Gambie, le Saloum et Gorée.
Quant à
.i Cl
pêche maritime elle se développe précisément à proximité
des
débouchés commerciaux les plus importants :
implantations coloniales
en voie d'urbanisation de Saint-Louis,
Dakar, Gorée et Rufisque;
escales arachidières de la Petite Côte. Le chemin de fer Dakur-
Saint-Louis (terminé en 1885) facilite l'écoulement vers
lC!S
escales de l'intérieur du poisson sec de Saint-Louis et de
Rufisque.
Un nouveau type de transformation apparaît :
les
petits poissons sont salés avant d'être séchés,
coque
et
paille d'arachide fournissant à la technique du braisage
un combustible commode.
..* /. . .

-8-
Bien que la technologie des cotres et des goélettes soit
connue des traitants
wolof de Saint-Louis, c'est la pirogue
avec éperons, bordés et voile à livarde qui se répand vers
le Sud : les Lébou adoptent avec des variantes L'armement guet-
ndarien.
Les contacts technologiques se multiplient avec la
nécessité, pour les marins guet-ndariens et lébou, de s'approvi-
sionner en troncs dégrossis ou
en pirogues de plus en plus
loin vers le Sud : région de Joal
au milieu du XIX&ne siècle,
Casamance un peu plus tard. Dès la fin du siècle, les pêcheurs
"du Nord" entreprennent des migrations jusqu'en Casamance durant
la saison sèche.
LA PECHE AU XXème SIECLE : SPECIALISATION, DEPENDANCE ET AUTONOMIE
On le voit,
rien de moins figé que la technologie de la
navigation et de la pêche dans les périodes antérieures au
XXème siècle. Que dire alors de son évolution durant la colonisa-
tion puis après l'Indépendance, alors que les conditions économiques
et sociales sont soumises à des changements
accélérés
et que
I'Administration coloniale puis
I'Etat sénégalais
vont
être
tentés d'intervenir directement sur ce
secteur
stratégique,
tant au point de vue de son importance alimentaire qu'à celui
des possibilités
d'industrialisation et
d'exportation
quIiL
offre !
On peut suivre cette évolution jusqu'g la période contemporaine
en distinguant quelques
thèmes priviligiés que toute analyse
de la situation actuelle et tout projet de développement des
pêcheries doit nécessairement prendre en compte.
. . . / . . .

-9-
La première question que l'on peut se poser est la suivante :
lorsque l'on parle de la pêche piroguière, de qui ou de quoi
parle-t-on ?
Communautés
"traditionnellement"
tournées
vers
la pêche, avec
des caractéristiques sociales, culturelles de
tout temps spécifiques, ou bien communautés de marins forgées
par des conditions historiques et économiques précises, n'excluant
pas une forte hétérogénéité ? De toute évidence, la seconde
réponse est préférable. Le grand centre de pêche de Guet-Ndar
à Saint-Louis est de
création
relativement récente
à partir
de fonds de population divers. De même, historiquement, les
t
Lébou furent un
peuple
d'agriculteurs
d'origine
composite.
Le principal point de débarquement Iébou, Cayar, est né de
la politique coloniale à L'égard des chefferies locales, grâce
à une forte immigration d'agriculteurs non lébou et à une spécial:.-
sation progressive due à la proximité du Cap-Vert et de Thiès.
De même, nombre de pêcheurs de la baie de Hann, de la Petite-
Côte ou de Casamance sont issus de migrations de paysans wolof
et serer de l'intérieur ou de paysans-pêcheurs de rivière (subalbe
du Fleuve, Niominka du Saloum). Paradoxalement, le développement
des migrations temporaires n'a pas contribué à une homogénéisation
des populations de pêcheurs mais au contraire à l'accentuation
de spécificités culturelles (avec les sources de conflits potentiels
que cela comporte) qui doivent être comprises non comme un
donné intangible mais comme la marque d'une production historique
différentielle.

- 10 -
fg j. 6
Car les populations de marins-pêcheurs restent fort diverses
et cette diversité
s'explique par
les
conditions historiques
de spécialisation dans la pêche, d'une
part,
d'intégration
des différentes parties du littoral dans i'ensemble économique
sénégalais d'autre part.
Au cours du XXème siècle, l'expansion
de la pêche piroguière continue de reposer sur le secteur des
échanges,
notamment des échanges interafricains. Dès la fin
du XIXème, les conditions sont réunies pour que la pêche piroguière
puisse s'orienter,
sur la base de sa propre dynamique interne,
vers une "petite production marchande" généralisée,systématiquement
orientée vers les échanges monétarisés (par
opposition à
des ,
échanges de produits à produits portant sur le surplus que
laisse la consommation domestique) et fondée sur la division
du travail au sein du groupe domestique.
Le développement de l'économie de traite arachidière est
le contexte déterminant de la généralisation de cette forme
de production de la pêche : par ses effets sur la demande intérieure
en poisson frais ou transformé,
la monétarisation des échanges,
la constitution d'une armature urbaine et
semi-urbaine
sur
le littoral,
l'amélioration des communications et l'élargissement
des débouchés. Là où l'activité arachidière et l'immigration
agricole
sont faibles,
comme en Casamance,
la pêche ne se
développe guère sous la forme de petite production marchande
sépcialisée chez les autochtones.
Très tôt, au contraire, la région de Saint-Louis, dont l'arrière
pays est moins propice à l'arachide,
profite de sa fonction
de métropole de la navigation fluviale et maritime : elle constitue

- 11 -
un réservoir de pêcheurs migrants guet-ndariens et
walo-walo.
La spécialisation des Lébou du Cap-Vert dans la pêche est plus
tardive et moins générale : le maraichage constitue une activité
lucrative et c'est surtout l'établissement de petites unités
européennes de transformation et le développement du maréylige
africain durant la seconde guerre mondiale
qui
précipitent
l'évolution.
La Petite Côte subit les mêmes effets mais avec
une plus grande proportion de pêcheurs étrangers
(lébou, saint-
louisiens et niominka) et d'agriculteurs serer de l'intérieur
qui se fixent à Mbour et Joal. Les années 1960 voient la spéciali-
sation dans la pêche s'accroître
avec la crise de la navigation
de transport à Saint-Louis et dans les îles niominka du Saloum
et avec le déclin de
l'agriculture et
l'extension des zones
urbanisées chez les Lébou du Cap-Vert. En Casamance, plus faiblement
intégrée à l'espace économique national,
la pêche
spécialisée
reste le monopole des Saint-Louisiens et des Niominka.
Parallèlement à cette différenciation des zones littorales,
les campagnes de pêche s'allongent et leur itinéraire se complexi-
fient.
Ce sont les groupes
les plus
coupés de l'agriculture
(Saint-Louisiens
mais
aussi Niominka qui sont confrontés au
problème
croissant de .La salinisation de leurs terrains de
culture) qui s'y livrent le plus. C'est aussi dans ccs groupes
que
se développent, à partir des années 1970,
1' usage
des
sennes tournantes et l'emploi,
d'une certaine façon revolutiun-
naire, de salariés temporaires originaires de l'intérieur.
En fin de compte, la dynamique de la pêche piroguière
es L
. . ./ . . .

- 12 --
&.k.8
à la fois conditionnée par les transformations socio-économiques
globales que
connaît le Sénégal, et autonome vis-à-vis des
politiques d'intervention de 1'Etat (colonial ou post-colonial)
puisque fondée principalement sur le marché intérieur et sur
la logique propre (mais diversifiée) des communautés de pêcheurs.
Quelques exemples le montrent aisément dans les domaines des
relations avec la pêche dite "industrielle", les
interventions
et les tentatives d'encadrement de la part des pouvoirs publics
et des organismes de développement, la continuité de l'innovation
technologique.
Il faut savoir que, hormis le secteur thonier et, déjà
dans une moindre mesure, sardinier, les pêcheries industrielles
ont reposé
exclusivement jusqu'aux
années 1960 et
reposent
encore fortement sur les débarquements piroguiers.
Les premières
unités de transformations européennes (qualificatif plus pertinent
w' "industriel"), qui
se développèrent surtout dans les années
1940,
utilisaient
quasi-exclusivement
les
débarquements
des
pêcheurs piroguiers ou uti lisaient
elles-mêmes
des
pirogues
pour leur approvisionnement. Aujourd'hui
encore,
on
estime
à 34 % la part de produit traité industriellement à Dakar par
le maréyage d'exportation.
:e taux
est
encore
plus
important
si l'on tient compte de
l'industrie crevétière casamançaise
qui dépend entièrement de la pêche piroguière et de la part
croissante dans la pêcherie des céphalopodes
des débarquements
piroguiers.
Depuis le début du siècle, les pêcheurs ont toujours joué
de l'alternative entre l'approvisionnement des industries de
,.. /. . .

transformations "industrielles" et celui du marché intérieur
(comprenant les formes africaines
de transformation) en fonctïon
des prix offerts et des possibilités d'écoulement du produit.
Ainsi, durant la seconde guerre mondiale, les pêcheurs préfèrent
vendre
sous
contrat
aux
ateliers de séchage européens pour
s'en détourner ensuite lorsque les prix et
les débouchés du
marché intérieur sont juges plus intéressants. De même, l'industrie
crevétière
casamançaise
repose
sur
les
hauts
prix
relatifs
d'achat de la part des usines.
Enfin,
l'usine de farine de
poisson de Djifère
démontre,de 1977 à 1982, la forte capacité
de la pêche piroguière à s'adapter aux demandes de L'industrie
si,
par
ailleurs,
les conditions de
l'approvisionnement du
marché de consommation local ne
sont pas jugées de meilleur I
rapport.
Aussi le secteur industriel et
exportateur
a-t-il
toujours eu tendance à reproduire (à l'image du mécanisme pesant
sur les produits agricoles d*exportation) le mécanisme de "l'éco-
nomie de traite" vis-à-vis des producteurs directs, en l'occurrence
les pêcheurs piroguiens.
Avec les aléas que cela comporte pour
ceux-ci :
compression des prix d'achat au producteurs
(cas
du mareyage d'exportation au Cap-Vert ou des crevettes en Casamance),
aléas des entreprises industrielles (faillite et fermeture de L'usine
de Djifère, sans considération pour l'effort coûteux d'équipement
en sennes tournantes des pêcheurs locaux).
Cette capacité d'autonomie de la pêche piroguière est
également repérable dans les résultats des interventions extérieures
dans ce secteur
(administration
coloniale,
Etat
sénégalais,
. . . / . . .

organismes de développement). L'histoire du mouvement coopératif
de la période coloniale à aujourd'hui,
par
exemple?
est
une
série continue de détournement de l'objectif officiel d'organisa-
tion encadrée dans Le sens des intérêts immédiats mais assurés
des pêcheurs pour bénéficier d'équipements et de crédits. Ainsi
la contrainte ou les incitations à approvisionner la transformation
industrielle durant la seconde guerre ou dans les années
1950
n'ont pas résisté à l'appel rémunérateur du
marché
intérieur.
Alors que l'introduction de la motorisation visait à garantir
cet approvisionnement et à fixer les pêcheurs
sur
La grande-
côte dans les années 1950,
les résultats
furent absolument
inverses. De même les projets de modernisation des embarcations
(pinasses, pirogues métalliques, chalutiers artisanaux, cordiers,
petits sardiniers - aujourd'hui pirogues en plastique ?) se
sont soldés au mieux par des résultats peu convaincants liés
à leurs contraintes de financement, de gestion et de maniement
tandis que la technologie de la pirogue se transformait en
fonction de l'introduction de nouveaux engins (voir infra).
Toute réorganisation issue de l'extérieur se heurte non pas,
comme il est dit trop souvent pour justifier a priori ces interven-
tions, au "traditionnalismel' ou à la "mentalité" des pêcheurs
mais à une organisation très structurée de ce
secteur, et à
sa logique propre caractérisée par la recherche de la sécurité
et l'utilisation d'un circuit de transformation et de commerciali-
. . . / ..*

sation interne que son ancienneté
a permis de faire évoluer
efficacement.
Ainsi s'expliquent les échecs des interventions
en
matière d'organisation de la
commercialisation
elle-même
(politique des prix et de contingentement des livraisons durant
la seconde guerre, COOPMER en 1952-1954, Dakar-marée en 1'3(jY))
tandis qu'à l'inverse le maréyage se
développait et se diffusait
"spontanément", selon des modalités "informelles" qui ont l'avan-
tage de compresser les coûts de distribution.
Tant au niveau
de la production qu'à celui de la commercialisation, l'actuelle
opération du CAPAS,
fondée sur une chaîne de froid de gestion
délicate, se heurte à des obstacles de taille . . .
A ces interventions hypothétiques s'oppose la remarquable
continuité des innovations technologiques du secteur piroguier,
adoptant en
les adaptant,
lorsque cela
s'avère
profitable,
des techniques introduites par les
services de développement.
Deux exemples particulièrement importants - mais à vrai
dire
les seuls - illustrent ce processus. Le premier chronologiquement
est l'introduction du moteur hors-bord par le Service Technique
des pêches de Saint-Louis. Après quelques années d'hésitation,
la moitié des embarcations maritimes est motorisée en 1963.
On estime que la quasi-totalité des pirogues motorisables avec
profit sont équipées aujourd’hui. Nous avons vu que la motorisation
s'est faîte selon
une
transformation,
par les pêcheurs, des
objectifs officiels du projet. C'est néanmoins cette "récupération"
qui permit, dès avant l'Independance,
d'accroître la spécialisation
des pêcheurs,
de modu.ier les
campagnes de pêche,
d ' acccdet-
à de nouvelles zones d'exploitation. L'autre exemple d'introduction
. . ./ . . .

réussie d'une innovation technique extérieure est
celui de
la senne tournante. Diffusée à partir de 1972 à l'initiative
de la FAO,
cette technique occupe aujourd'hui 500 pirogues
et 6 500 emplois à bord autour de 250 filets. Le coût
élevé
de l'investissement a facilité
I'introdution de non-pêcheurs
dans ce secteur (fonctionnaires, mareyeurs) mais la nécessité
d'une gestion directe tend cependant à limiter cette insertion.
Dans ce cas également,
l'adoption technique n'aurait pu se
faire sans une série d'adaptations ou d'innovations parallèles
issues des pêcheurs eux-mêmes :
équipement en pirogues porteuses
et évolution de la construction des pirogues vers le gigantisme
(les embarcations peuvent
dépasser 20
mètres),
recrutement
de manoeuvres de l'intérieur,
sans
oublier la nécessité de
la motorisation, adoptée 20 ans plus t8t . . .
De façon générale, ces transformations techniques specta-
culaires ne doivent pas faire oublier qu'elles se situent dans
un ensemble d'innovations peu perceptibles pour
L'observateur
extérieur
mais fortement marqué par l'existence de
chaînes
opératoires
évolutives,
comme
la diffusion de l'épervier et
de la senne de plage vers la Petite-Côte et
le Saloum avant
la première guerre mondiale, ce.lle du filet dormant et du filet
maillant encerclant à partir
de la seconde guerre mondiale,
en passant par la généralisation de la pirogue
"nordiste" à
bordés
"cloués" et éperons
jusqu'aux
chantiers
artisanaux de
Casamance.
Enfin, ces transformations sont inséparables, non seulement
. . . / . . .

- 17 -
du réseau de distribution "indépendant"
(femmes de pêcheurs,
revendeurs, mareyeurs) mais également de l'évolution des techniques
locales de
transformation selon les conditions particulières
aux différentes régions du littoral (poisson séché ou fumc:J,
aux marchds d'écoulement (salé ou non, espèces de poisson utilisées)
ou
aux transformations des techniques de pêche
(utilisation
massive de la production
d'engins
très performants comme la
senne tournante coulisante ou espèce-cible de luxe) etc...
Rien de moins "traditionnel", rien de moins
"informel"
que le processus qui a conduit la pêche piroguière à ses formes
contemporaines. Elle est surtout inseparable des transformations
globales de la société et de l'économie sénégalaises et, en
ce sens,
elle a été et reste dépendante des rapports de force
et des politiques économiques successifs
qui
ont débuté avec
la colonisation et se sont poursuivi avec L'intégration du
pays à l'écono,nie mondiale. Mais, en un autre sens,
la pêche
piroguière
s'est construite progressivement sa propre autonomie
d'abord en bénéficiant de l'énorme poids du marché intérieur,
ensuite en constituant
ses propres stratégies à
l'égard des
sollicitations et des interventions extérieures.
Concernant
l'harmonisation de sa
dynamique
interne
avec des objectifs d'intér9t national, le problème n'est donc
pas
tant de
"réhabiliter"
la pêche piroguière que d'éviter
de saper ses éléments de force - dépendance technologique relative-
ment faible, taux de valeur ajoutée sur production plus forte que
la pêche industrielle, inr,r.rt.i+n socio-culturelle assurée? pour la
/
. . . .,...

plupart des producteurs et transformateurs.
Certes,
elle a
survécu, en se
les
"appropriant", à
bien des
interventions
extérieures
mais,
justement parce qu'elle possède de fortes
capacités d'adaptation,
elle demeure
sensible à l'attraction
de "l'économie de traite”. Or celle-ci se
manifeste
t o u j o u r s
dans l'organisation du mareyage d"exportation et dans l'inégalité
du financement des projets d'équipements artisanaux et industriels
surtout si on le rapporte aux volumes débarqués par
l'une et
l'autre pêche.
Les responsables du développement doivent se convaincre
que la "modernisation"
de la pêche piroguière ne les a pas
attendus et qu"il n'est jamais trop tard pour tirer les leçons
de l'histoire. Parmi celles-ci, la plus fondamentale est l'échec
des projets technocratiques, par trop volontaristes et contraignants,
faisant fi trop souvent du réalisme des pêcheurs piroguiers.
On rejoint là une constante du "DéveloppementYen général.

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II
--- J
Vue de la rade de Rufisque
Original de BARBOT (1685-1686) repris par
OURAND (1785-1786)
q ui rajoute la pirogue du premier plan.
Noter la senne de plage à droite, existant sur l'original de BARBOT.
----. -!
Pirogue de mer de GUfr-NDAR (SAIN~-LOUIS).
Photogrdphie de GRUVEL (1907).